Sorokine Roman


Rencontre à la librairie ce lundi 17 mai avec l'écrivain russe Vladimir Sorokine.
J'étais impatient de le rencontrer, parce que c'est un écrivain très intrigant, ces livres portent une violence comme j'en ai rarement lu (spécifiquement le dernier traduit), et en même temps ils sont aussi très envoûtants, ils ont en eux ce quelque chose de terrible et d'alléchant.
On peut lire de lui des romans très ironiques basés sur de la critique sociale, sur les territoires de la science fiction. Ce sont des romans iconoclastes qui font bouger les lignes de la fiction.
Néanmoins j'attendais de le voir pour achever de mettre en ordre mes sentiments très forts et très contradictoires à propos de son dernier traduit : Roman.
Je précise que Sorokine est un homme très discret et qui n'ouvre pas facilement les portes de son atelier.

Impressions de lecture
La lecture de Roman relève comme c'est souvent le cas avec les grands livres de l'expérience. Dès sa sortie je me suis jeté dessus, avec délectation, envie... et pourtant c'est un roman que je n'ai eu de cesse d'abandonner et de reprendre, balançant entre attraction et répulsion. Sans jamais pouvoir l'abandonner définitivement.
C'est certainement dû au fait que malgré les apparences, j'ai très rapidement senti comme un monstre tapi derrière le texte, un quelque chose de grondant et pourtant sourd qui est là dès les premières pages, en négatif de l'évidente beauté.
Je m'explique, mais avant tout il faut faire un détour par l'histoire que nous raconte Sorokine.
Roman Alexievitch est un jeune juriste moscovite, nous sommes à la fin du XIXè siècle, qui choisit de quitter les bruits de la ville pour retourner dans sa belle et verte campagne natale. Il s'est découvert une âme de peintre. Le livre et le talent de Sorokine s'applique à nous montrer, dans une succession de scènes pittoresques les délices de la vie provinciale dans son évidente beauté et simplicité. Roman pense donc trouver ici un sens à sa vie, parmi les siens, protégé par la bienveillance divine. Il rencontre Tatiana et c'est le coup de foudre, puis le mariage...
Bref tout dans cette histoire respire le bonheur, et pourtant il y a là autre chose à l'œuvre, parce qu'on ne fait pas de grands livres avec de bons sentiments. L'histoire se déroule donc pénétrée de cette beauté idyllique, dans une langue magnifique de lyrisme qui semble s'accomplir à chaque scènes et puis brutalement vient le moment de la sidération, l'intrusion dans ce cadre parfait de la plus extrême barbarie.
J'avais senti dès les premières pages, il y avait des signes de violence avant-coureurs, mais j'étais loin de m'imaginer l'horreur que je m'apprêtais à lire.
Dans le tas de cadeaux de mariage, Roman trouve une hache et c'est pour lui une révélation, il connaît la route a suivre, elle passe par l'assassinat de tout le village. Les dernières cent pages sont le récit de la boucherie, méticuleuse que Sorokine relate en détails, nous en montrant toute l'horreur et surtout tout l'absurde.
Parce que aucune raison cohérente ne vient expliquer les gestes de Roman si ce n'est le vide métaphysique qui l'habite.
On a le sentiment de mieux connaître le personnage au fil du texte, pourtant il n'en est rien, on pense qu'il avance petit à petit dans une plus intelligible compréhension du monde qu'il sort peu à peu de la brume. Tout d'abord par ce geste du retour au pays natal, son engouement pour la peinture :
"Quel bonheur que la conscience d'être libre ! Libre, simplement, de se lever, de tout abandonner et d'aller où bon vous semble...Jamais plus je ne chercherais à être un artiste célèbre ou un avocat connu. Je n'écouterai plus le délire d'individus contents d'eux, je n'irais plus raconter à des femmes laides qu'elles sont belles. Rien que la liberté ! Mon unique richesse. Ne m'en prive pas seigneur !" (p 146)
Ensuite quand il tombe amoureux de Tatiana :
"Il courait de toutes ses forces et le monde, inondé d'un doux soleil vespéral, s'écartait, compréhensif, devant lui. "(p328)
"Lorsqu'un homme est amoureux, le monde environnant lui devient transparent et perd toute signification."(p329)
Enfin après le mariage et juste avant qu'ils ouvrent les cadeaux on peut lire ce dialogue du jeune couple
"-Chéri, chéri...mon chéri...répétait-elle en le regardant. que tout est merveilleux, c'est presque invraisemblable...
-Tout est si vraisemblable au contraire ! répliquait-il en l'embrassant. C'est ce qu'il y avait auparavant qui était invraisemblable. Toute ma vie, toute ma vaine existence."
Pourtant leur geste restera totalement absurde et inexplicable, même si Roman déclare savoir ce qu'il faut qu'il fasse.

Vladimir Sorokine avance quelques pistes de lecture qui peuvent nous permettre de mieux appréhender le livre : l'amour, la religion et la littérature.
Sorokine explique que son livre est un roman d'amour, et que justement la force de leurs sentiments ne peut pas contenir dans leurs corps, l'amour fou qui les animent les poussent vers leur destinée.
La religion et le sentiment religieux sont omniprésents dans le roman, une grande partie de l'action se déroule pendant la semaine de Pâques, dans ces scènes de la vie de province, tout le village vit dans le respect des lois orthodoxes. La dimension sacrilège des actes de Roman (il finit par envahir l'église des morceaux de cadavres) préfigure les atrocités du XXè siècle. c'est aussi pour cela que je parlais de vide métaphysique. Il y a quelque chose de complexe chez Roman dans sa perception du monde au travers de dieu, comme une incomplétude. Il aimerait se croire pieux et dévot, pourtant il n'y arrive pas. Ce qu'il fait dans l'église à la fin doit lui sembler logique, dans l'ordre des choses (encore une fois dans un raisonnement absurde).
Enfin, Sorokine dit que son livre est aussi une tentative pour régler ses comptes avec la littérature russe. Qu'il joue justement des codes de l'espace littéraire provincial russe (espace qui est encore, selon lui, très présent dans l'imaginaire des gens en Russie). Y a t-il là encore une dimension sacrilège (ou alors post-moderne (même si la notion est galvaudée et inexacte)) ?
La grande majorité du livre est écrit précisément dans la langue des grands auteurs russes du XIXè siècle, Tolstoi et Tourguenieff en tête. Et puis on ne peut pas ignorer que c'est avec une hache que Raskolnikov tue la vieille usurière dans Crime et châtiments. Le roman de Sorokine s'achève là où débute celui de Dostoievski. J'y vois un renversement théorique, Sorokine ne se préoccupe pas des conséquences des actes de son personnage. il y a renversement des valeurs.

Enfin pour terminer, je dirais que Roman est une épreuve. Sorokine joue avec le lecteur et sait manier la dualité fascination\répulsion. Il y a la même force, la même intensité entre la langue souple, aérée, magiquement lyrique des cinq cent premières pages ( il n'y a qu'à lire pour s'en convaincre le prologue, même si une fois le roman terminé il prend une dimension terrifiante) et la dernière partie du livre faite d'une langue resserrée, une scansion qui tourne à la logorrhée psalmodique, magistrale et monstrueuse.
Le livre est éprouvant, mais c'est une épreuve magnifique.

Vladimir Sorokine, Roman, Verdier, 29.50 euros.

Commentaires

  1. Totalement d'accord avec toi sur ce roman - que je considère comme un chef d'oeuvre. C'est bien le mot de sacrilège qui lui incombe, dans les trois facettes exploitées par Sorokine ici, comme tu l'as dit : amour, religion et littérature. Bien sûr, les trois thèmes sont liés.
    Je l'avais lu pratiquement d'une traite, qui s'est même accélérée, après un premier essai pourtant avorté. C'est l'un des plus beaux et des plus violents livres que j'ai lu depuis longtemps.

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  2. Vous me donner envie de mire ce roman visiblement fait pour moi.

    Pikkendorff

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