l'experience Johnson

le livre disloqué

Les malchanceux se présente avant tout comme une boite et non comme un livre. Une boite qui contient vingt huit cahiers non reliés. Une préface (de Jonathan Coe) et vingt sept autres cahiers dont deux seulement comportent un titre (le premier et le dernier) tous les autres sont marqués par un symbole (tous différents).
A l'intérieur de la boite sur le coté gauche on peur lire le mode d'emploi :
"exception faite du premier et dernier "chapitres" (indiqués comme tels), les vingt cinq autres peuvent être lus dans n'importe quel ordre."
Nous voici donc en présence d'un livre de la trempe de Marelle de Cortazar, ou peut-être (si l'expérience n'est pas concluante ) de ces "livres dont vous êtes le héros" (souvenez-vous) qui nous trimbale de page en pages à la recherche de je ne sais plus quel trésor.
Pourtant ce que j'appelle "l'expérience Johnson" repousse les limites de la claque dans la gueule.
Non seulement B.S. Johnson marque le but décisif (puisqu'il y est aussi question de football) mais en plus gagne le match et les paris qui vont avec (parier sur des matchs c'est très anglais).
Ce roman réinvente sans cesse sa forme à tel point que le mode de lecture aléatoire n'est plus un obstacle, mais un catalyseur au service de son histoire.
Mais après tout de quoi s'agit il ?

"Ce livre raconte l'histoire de ce qui se passe dans la tête d'un homme"
Cet homme -un écrivain, mais aussi pour l'occasion rédacteur sportif - est envoyé dans une ville pour rendre compte d'un match de football. A son arrivée il se rend bien compte qu'il est déjà venu là, que cette ville fait remonter en lui une foule de souvenirs, ceux d'un amour de jeunesse (Wendy) et de sa trahison et ceux de son ami - mort d'un cancer- (Tony).
L'histoire est simple peut être même banale, celle d'un homme qui se souvient de toute une époque de sa vie. Mais elle est véritablement portée par la force du monologue intérieur qui nous est présenté de façon aléatoire.
Le roman est une prouesse formelle (la lecture aléatoire fonctionne bien) au service d'un propos fort, émouvant, puissant...
"par où je vais commencer, comment dire ce qu'il était, sa désintégration".
Les malchanceux est le récit d'un gâchis, une logorrhée verbale qui épuise une relation amoureuse et amicale. Bref une tempête sous un crâne.
Johnson joue sur la fragmentation de la mémoire, la linéarité n'existe pas tant que l'on est dans la sphère de la mémoire, du souvenir ressassé. Chaque cahier est la relation d'un souvenir, d'un moment passé il arrive à la conscience eau moment qu'il choisi, il peut donc être lu comme cela puisque le projet est justement d'être dans la tête de...
Dans un roman à paraître (j'en reparlerais sûrement) Patrick Roegiers écrit à propos de Proust et Joyce :
"Joyce savait son livre par cœur. Écrire pour lui c'était d'abord se souvenir. "L'imagination n'est que le travail effectué sur le souvenir". Proust précisait : "l'imagination c'est le souvenir".Et Joyce : "L'imagination EST la mémoire".
le narrateur des Malchanceux se trouve précisément confronté à ce problème de cohérence, la masse de ses souvenirs perd à cause du temps et du travail de la mémoire sa précision (un peu aussi à cause de l'alcool il semblerait), le texte est régulièrement ponctué de phrases du genre "pourtant impossible de replacer ce souvenir, il refuse de reprendre sa place."
Le roman est une drôle de plongée dans l'espace mental du narrateur, un lieu qui ne devient plus que pur espace. Johnson arrive très justement à rendre le temps et sa durée inopérants dans le discours intérieur (excepté par bribes aussi malléables que interchangeables).

"L'esprit se débrouille toujours pour tout organiser, il veut toujours remettre de l'ordre, sinon ça le perturbe, l'anarchie, le désordre, une vraie torture."
C'est précisément cette torture là que nous inflige Johnson et qu'il inflige aussi à son narrateur.
A la lecture (après avoir réarrangé l'ordre des chapitres), je n'ai eu de cesse de vouloir remettre de l'ordre dans ces moments de mémoire., parce que tout les épisodes y font sens. Lire les Malchanceux, c'est accepter de lâcher prise, mais c'est aussi faire l'expérience de la torture qu'il évoque, l'endurer et laisser faire le chaos.
Bryan Stanley Johnson, Les Malchanceux, Quidam éditeur, collection Made in europe, 32 euros.


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