les labyrinthes Bolaño


On peut lire ici ou de très intéressants articles sur 2666, ce que j'ai voulu faire, c'est proposer ni plus ni moins qu'une piste de lecture, comme il peut y en avoir encore bien d'autres...une des qualités des très grands roman est de pouvoir nous offrir cette possibilité plurielle de lectures, ces points de vue qui se complètent.
Vous me pardonnerez le coté fragmentaire de ces notes, mais je suis encore sous le choc de ma lecture (un mois après) de ce roman que je considère comme une charnière dans la littérature latino-américaine. Comme si Bolaño en avait fini avec le poids des grands anciens (ceux dont il parle dans son texte les mythes de Cthulhu) et fait table rase de toute cette esthétique qu'il considérait comme peuplée par des "écrivains fonctionnaires".
Les cinq parties ou romans qui composent 2666 sont faits de lignes de fuite, d'histoires et de vies très différentes mais qui toutes convergent vers un lieu unique, comme un épicentre : le désert du Sonora et la ville de Santa Teresa (Ciudad Juarez). Ce désert était déjà le point de chute des Détectives sauvages, il serait d'ailleurs intéressant de cartographier les points de convergence dans toute l'œuvre de Bolaño, les personnages et les thèmes qui se retrouvent d'un texte à un autre.
Pourtant, il y a une figure littéraire qui me semble dominer dans 2666, c'est celle du labyrinthe, et Bolaño joue de tous les aspects du dédale. De façon un peu pompeuse, il me semble que l'on pourrait dire que 2666 est le roman de la condition labyrinthique de l'homme (post)moderne.
Santa Teresa est une ville labyrinthe, parce qu'elle est perdue au milieu du désert, c'est un lieu frontière, qui est à cheval entre deux territoires, une sorte de ville inquiétante, une Twilight zone moderne. La topographie en est incertaine, les personnages du roman semblent s'y perdre tout le temps. Les critiques viennent y chercher le grand et mystérieux écrivain Archimboldi, que bien évidemment il ne trouveront pas. Mais pourtant, et c'est ce par quoi s'achève le chapitre, ils ont la conviction de ne jamais pouvoir être plus proche de lui. Le labyrinthe n'a pas de centre, tout en lui est périphérie et donc lieu propice à l'errance sans fin.
Amalfitano, lui aussi, mais surtout Fate journaliste afro-américain qui vient littéralement échouer à Santa Teresa, loin de ses habitudes pour couvrir un match de boxe qu'il sait truqué bien avant le gong. Mais l'enjeu pour Fate n'est pas ce match, il me semble être attiré par le vertige que lui procure la ville et ses mystères. En tant que journaliste, c'est plus l'actualité des meurtres et ses zones d'ombre que l'évènement sportif qui le séduit. Le salut de Fate lui viendra du fait qu'au dernier moment il refuse d'aller plus loin dans le dédale, il préfère fuir. Il se heurte à ses propres limites; il est mis hors-jeu parce qu'il refuse de pénétrer dans le labyrinthe. Il est le premier à nous faire sentir que la ville est véritablement un entre-monde.
La partie des crimes est aussi me semble-t'il très révélatrice de l'aspect labyrinthique du roman. Dans le détail des assassinats, Bolaño met beaucoup de précisions, il est très rigoureux dans la description et pourtant, toutes les localisations se ressemblent. Que les filles soient trouvées près d'une maquiladora ou dans le désert, à la longue elles finissent par toutes se ressembler. Étrangement, la précision entraine la confusion, l'uniformité des meurtres. On a le sentiment d'être déjà passé par là. La juxtaposition et l'amoncèlement des scènes contribue à faire de la partie des crimes le moment du roman où l'on est le plus au fond de l'abime. Bolaño nous avait habitué aux digressions et aux bifurcations, pour développer un personnage annexe ou retracer ces sorte de vies minuscules (l'histoire de la femme d'Amalfitano par exemple). Mais ici il n'y a plus que la compilation de ces vies résumées à leur plus strict nécessaire. Pourtant c'est une partie pleine de virtuosité, et le lecteur reste accroché et abasourdi par la descente aux enfers qu'il est en train de lire (j'allais écrire vivre).
Santa Teresa est une ville perdue, mais aussi une ville de la perdition. Très vite dans le roman dès la partie d'Amalfitano, on comprend que le mal gronde au cœur de la cité, il y règne une sorte de tension, qui sera accentuée dans la partie de Fate (avec cette stupéfiante scène de nuit chez le propriétaire du vidéo club) et portée à son paroxysme dans la partie des crimes. Les victimes sont pour la plupart soit des prostituées soit des employées-esclaves dans les maquiladoras. Elles sont victimes à plusieurs titres, exploitées et assassinées, elles semblent être un symptôme du mal moderne, de la société consumériste (je te tue à la tâche, je te viole, je te tue et pour finir je te balance dans le néant-désert).
Il semble que ce soit le chaos qui règne dans la ville.
Santa Teresa est une ville poreuse, dans ses frontières, mais aussi dans sa réalité; elle est le lieu vers où converge toute la réalité romanesque de Bolaño, comme si elle était le point central du monde, le lieu où viennent s'achever toutes les errances. Car il est beaucoup question d'errance, Archimboldi lui aussi passe sa vie à errer pour finir sa course à Santa Teresa. Le labyrinthe est le lieu de l'errance. Les personnages de Bolaño sont tous des errants ou presque; que ce soit Archimboldi bien sur, mais aussi les critiques qui cherchent à tâtons dans Santa Teresa celui qu'ils ne peuvent trouver , ils sont perdus (y compris dans leurs sentiments). Fate est un errant qui vient se perdre dans le théâtre des horreurs presque par hasard.
Le labyrinthe est le lieu du monstre, celui du minotaure, celui à qui l'on offre des jeunes gens pour se nourrir. C'est aussi un parallèle que l'on peux faire avec les évènements de 2666. Santa Teresa est le reflet de son époque, du Mexique de la mondialisation comme lieu de consommation de vies humaines. Ingestion et rejet. Il y a dans 2666 une vision plus prophétique et politique, l'univers présenté dans sa complexité et son inextricabilité est le reflet du chaos-monde hérité du vingtième siècle. Des ruines du front russe pendant la deuxième guerre mondiale à l'Allemagne en pleine reconstruction, du Mexique d'aujourd'hui à la Venise presque éternelle en passant par la stupéfiante scène dans un château des Carpates, tout le roman se déploie sur le monde et sur ses infinies possibilités.
Dans sa composition globale, 2666 tend vers l'infini, et le fait que les cinq différentes parties ne soient pas closes le roman n'en devient que plus parfait, il laisse le lecteur en attente, sur le qui vive. En fait tout le roman tend - non pas vers l'inachevé ( pour moi, il est terminé et je pense même que si Bolaño avait eu plus de temps nous aurions eu deux mille pages au lieu de mille) - mais vers l'infini. De la même façon que le roman de Poe Les aventures d'Arthur Gordon Pym s'inachève dans dans la vision infinie du maelström.
2666 est une œuvre - ce roman monde, monstre et labyrinthe - entièrement tourné du coté de la vie et de la mort que seule la mort pouvait venir clore. Et comme le dit Bolaño : "on ne finit jamais de lire , même si les livres s'achèvent, de même qu'on ne finit jamais de vivre, même si la mort est un fait certain ".
2666 pour toujours...

Commentaires